Les critiques littéraires écrites par Solange Chaput-Rolland dans les années 1950 et 1960 ont été oubliées par la majorité d’entre nous – et avec elles, leur autrice. C’est un sort assez commun. Les critiques forgent la trajectoire des livres, tout en disparaissant derrière le tissu de l’histoire. Cette disparition peut parfois nous laisser croire que ce serait l’éclat d’un certain passé qui permettrait le maintien de la critique à travers le temps, comme la force des rayons du soleil assure que ceux-ci traversent l’espace jusqu’à nous, malgré la distance qui nous en sépare. L’idée est belle. Néanmoins, un feu ne suffit pas pour garder la lumière en mémoire. Il faut que celui-ci soit entretenu, nourri, rallumé. C’est ce qu’on dit et fait du présent qui en assure la mort ou la survie.
Récits d’exil
Risquer l’amour
N**** blanc : essai de tout dire, ou l’autre crise d’octobre
En octobre 2020, alors que je bénéficiais d’un congé sabbatique et que dans les médias québécois était souligné, pépère, le cinquantième anniversaire de la crise d’Octobre, je me suis retrouvée sans prévenir, et en mode virtuel, au cœur de la crise du « N-word » à l’Université d’Ottawa. Retour en forme de tangente sur les événements.
Récits d’exil : la part du silence
Dans son roman graphique The Arrival (2006), l’Australien Shaun Tan relate l’itiné- raire d’un homme qui laisse femme et enfant derrière lui pour leur trouver un meilleur avenir. Il débarque alors dans une métropole postindustrielle, une terre d’utopie où le progrès aurait bifurqué par le rêve et jusqu’au fantastique. Dans ce pays d’accueil, l’alphabet est totalement inconnu, et muettes sont les cases au fil desquelles se déplie la cinématique de l’histoire. En filant l’allégorie du langage – un alphabet exo- tique, des gestes pour seuls dialogues, l’absence de récitatifs –, The Arrival évoque l’allophonie en terre étrangère, certes, mais il pointe aussi vers l’abîme que creuse l’exil entre le vécu et les mots censés le tisser. Le héros rencontre ainsi une galerie de personnages migrants, dont les récits sont dépeints au fusain du cauchemar (comme l’histoire de ces humains lilliputiens pourchassés par des génocidaires géants), et ce sont autant de fenêtres avec « vue sur âme » où transparaît l’effort, en fait l’obligation de subjectiviser le vécu par-delà le langage.
Recréer de l’altérité avec des histoires
Entretien avec Michel Agier
Des Ulysse ordinaires
Un « beau livre » d’art qui emprunte à l’épique pour raconter à la fois la traversée et l’attente. Un roman qui n’a pas tout à fait fini d’être mis par écrit et où résonne encore la voix du slam. Deux drôles d’objets littéraires et artistiques qui ont en commun leur sujet : la manière dont les pays européens traquent et enferment les migrants aujourd’hui. Cette histoire contem- poraine des migrations est racontée par les photographies d’Aglaé Bory, réunies dans son ouvrage Odyssées, et par Les lumières d’Oujda, le roman slamé de Marc Alexandre Oho Bambe.
L’empire de la frontière, et comment s’en affranchir
L’indispensable ouvrage de « géographie engagée » de Camille Schmoll s’ouvre sur une référence à deux personnages de fiction ayant hanté l’autrice durant sa rédaction : Shauba dans Lampedusa Beach (2007) de Lina Prosa, et Khady Demba dans Trois femmes puissantes (2009) de Marie NDiaye. Ces figures sublimes de résistances ultimes, actualisations littéraires de la paradoxale capacité d’agir de personnes « faibles », révèlent leur puissance au cours de l’épreuve frontalière.
De ceux que l’on nomme à ceux qui nomment
Depuis quelques années, les romans graphiques portant sur l’exil et l’asile foisonnent. D’un côté, des autrices comme Marjane Satrapi, Zeina Abirached ou Thi Bui livrent une vision intime de la perte d’un lieu à soi. De l’autre, un nombre important de non-exilés s’intéressent au processus d’asile et à la nécessité – souvent contrariée – d’accueillir ceux qui viennent. Journalistes, documentaristes, auteurs, parmi lesquels Fabien Toulmé ou Sandrine Martin, tentent – certains avec sensibilité, d’autres avec maladresse – de brosser le portrait de ces personnes qui traversent les frontières ou en facilitent le passage. Chez nous. Paroles de réfugiés, de Marco Rizzo et Lelio Bonaccorso, en est un exemple récent. Lu à la lumière de l’essai de la sociologue Karen Akoka, L’asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, ce roman graphique illustre assez nettement les espoirs et les failles d’un genre littéraire qui s’impose peu à peu comme une nouvelle forme privilégiée de mise en récit des violences migratoires. Pourtant très différents, ces deux ouvrages attestent de la pluralité des discours sur l’exil et l’asile, ainsi que du vif intérêt que leur prêtent chercheurs et artistes, universitaires et néophytes.
L’assassinat du rêve “américain ”
L’Amérique, dans l’œuvre de l’écrivaine Jeanine Cummins, est tour à tour ter- reau fertile, sable mouvant et désert asphyxiant. Dans American Dirt, l’autrice y affronte de plein fouet le contexte spécifique de la migration clandestine à la frontière sud des États-Unis en portant une attention particulière à cette actua- lité qui affecte des millions de personnes par année. Dès l’incipit, on plonge in media res au sein d’une narration fluctuant entre un point de vue omniscient et une perspective éminemment subjective. Seize personnes d’une même famille ont été assassinées, abattues à la mitraillette et brûlées par un cartel lors d’une fête de quinceañera. Au cœur du récit se trouve Lydia, une libraire dans la trentaine issue de la classe moyenne qui vit avec son fils, Luca, dans la ville côtière d’Acapulco. Ils sont les seuls à avoir survécu au massacre en s’étant cachés dans ce qui est décrit dans le roman comme un troisième mur carrelé de la douche faisant office de cabine.
Donner le don
Subventionné par le ministère québécois du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, l’organisation Innovation et Développement économique Trois-Rivières et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, cet ouvrage relate le parcours de dix femmes et dix hommes qui ont quitté leur pays natal et inventé à Trois-Rivières leurs nouvelles racines. La première partie, « Fragments de l’exil », présente l’histoire de réfugiés, c’est-à-dire de personnes qui ont dû fuir pour rester en vie, alors que la seconde, « Comme une promesse », nous amène à rencontrer des gens qui ont choisi de partir dans l’espoir de construire une vie meilleure. Résultats d’entretiens, les courts récits qui synthétisent l’odyssée de chacune et chacun sont accompagnés par les photos de Félix Normand, auxquelles s’ajoute pour chaque cas une autre photo, significative, celle-là choisie par les personnes elles-mêmes. Reprenant le titre d’un roman de Marguerite Gable-Senné, publié en 1984 par les éditions du Rhin – qui racontait l’épopée de Lisa, laissant son Hirtzbach natal pour aller perdre ses illusions dans le rêve américain sans que jamais son cœur ne quitte sa terre originaire –, Racines de l’exil propose un horizon radieux, intensément affirmatif.
L’impossible récit de soi. Manière d’être un autre au Québec
L’image est forte, saisissante, nous laissant tous un peu perplexes devant nos téléviseurs. Des femmes, des enfants accrochés à leurs jupes, des hommes traînant de lourdes valises traversent à pied la frontière canado-américaine tout en sachant qu’ils seront arrêtés par la Gendarmerie royale du Canada dès qu’ils auront foulé le sol canadien. Qu’à cela ne tienne, environ 26 000 personnes, dont 90 % sont des Haïtiens d’origine, ont décidé, en ce jour de juin 2019, de quitter le pays de Donald Trump, qui menace de les renvoyer en Haïti en leur retirant leur protection temporaire. De la Floride, de Boston et d’autres États américains, ces migrants ont délibérément fait le pari de rejoindre le Canada en vue de demander l’asile. Une fois arrêtés, identifiés puis libérés, un défi de taille les attend : démontrer que leur vie était menacée en racontant leur histoire devant des commissaires de l’immigration et du statut de réfugié chargés d’accepter ou non leur demande.
Anahita Norouzi.
De la mémoire incarnée à la reconnaissance affective