En consacrant un numéro à Yves Bonnefoy à l’occasion de son 80e anniversaire nous entendons non seulement saluer une œuvre majeure de notre époque, mais aussi réfléchir sur le sens et sur la valeur de la poésie dans ces temps incertains où la parole et tout désir de beauté semblent menacés par le délire comptable de l’économique et de ses monstres sans raison.
Yves Bonnefoy
La clarté de l’obscur
Un paysage de pierres
La poésie est toujours menacée. Non par quelque conjuration obscure du dehors ou l’indifférence du plus grand nombre, mais au cœur même de sa démarche et jusque dans ses finalités. Car il importe, tout à la fois, que le poème s’inscrive dans les mots d’une langue et qu’il transgresse les conventions et les codes qui régissent ce système de signes, qui en orientent, comme fatalement, le cours.
Le regard d’un ami
Être ainsi invité à contribuer à un numéro d’Europe consacré à l’œuvre d’Yves Bonnefoy est pour moi à la fois un privilège et un défi. J’ai accueilli cette invitation avec plaisir parce qu’elle me donnait l’occasion d’exprimer mon intense admiration pour le travail d’un ancien et très cher ami, admiration qui n’a cessé de croître au fil des ans lorsque les promesses présentes dans les premiers livres sont arrivées à maturité et ont abouti à une œuvre triplement imposante en poésie, en critique et en traduction.
Pour un portrait du poête en professeur
Nous avons été plusieurs à écouter pendant plus de dix ans, de 1982 à 1993, dans l’ancienne « salle 8 » du Collège de France le lundi de 14 heures à 16 heures, la voix qu’on n’oublie pas, cette voix qui est celle du grand poète en l’occurrence identiquement grand professeur.
Le poème même
Une œuvre nombreuse, multiple, avide d’approcher le divers, n’infirme pas la première sensation qui s’est présentée à l’esprit de celui qui l’a bâtie. Un peu comme être dans la forêt, assumer la puissance enivrante du végétal, n’est pas oublier l’arbre primitif. Son frisson, sa fragilité, son ardeur.
L’infini de la finitude
Prise à grands traits, l’approche que nous avons des choses peut revêtir deux formes extrêmes. La première, qui a ses racines chez Platon, revient à se détourner du fini pour ne considérer que les essences dans leur reflet autour de nous, exténué.
Yves Bonnefoy
Entretien avec Fabio Scotto
Le désordre
Voix entendues, en désordre, montant de divers lieux dans qui je suis, avec des affrontements, des énigmes, et le désir que celles-ci se résolvent, et la crainte de l’enveloppement à jamais dans le « flot mouvant» du langage. — Ces pages: quelques fragments du travail en cours.
Lectures de formation d’une athéologie négative
La critique parle toujours — autorisée en cela par l’exemple même de l’auteur — de « théologie négative ». Mais je voudrais attirer l’attention sur le statut strictement métaphorique d’un tel énoncé : en toute rigueur, en effet, comment pourrait-il être question pour Yves Bonnefoy d’attester, comme le font tous les grands mystiques dans ce type de nuit de la conscience, de l’en-creux d’une divinité réelle ?
Une lueur à l’Est
Ce qui me frappe, dans l’œuvre si lucide d’Yves Bonnefoy, c’est, au travers de la nuit courageusement affrontée, l’image d’une lueur qui paraît à l’Est — étoile en direction de laquelle s’orienter, dès lors que le silence permet aux voix nées au fond de nous de s’accorder à la beauté du monde. Quel est le grand moyen de la poésie ? — La confiance, un maximum de confiance [EP, 33]...
Eo Romam - L’oracle de la lecture
Il est souvent question de livres et de lectures dans les pages d’Yves Bonnefoy. Cette œuvre tournée vers le monde sensible, vers l’hors concept, tout entière hors de la grisaille du déjà écrit, du déjà pensé, hors même du noir et blanc mallarméen, et riche de la couleur du monde comme de l’éblouissement des images, établit l’expérience de lire au cœur des poèmes et des récits en rêve, et dans la trame des écrits sur l’enfance et sur l’origine de la vocation poétique.
Entre présence et disparition
Le vrai lieu de l’image
Qu’est-ce qu’un récit en rêve, par quoi il se distingue du récit de rêve ? Manquent la distance entre le narrateur diurne et son double rencontré dans la nuit, et le présent sans passé ni avenir, comme disposé pour une interprétation toujours sous-jacente, qui marquent habituellement les recensions de l’intrigue onirique.
Ce Dedham au loin
Yves Bonnefoy réfléchit souvent, dans ses livres, sur la peinture et sur les rapports entre peinture et poésie. Mais que se passe-t-il quand il écrit un poème sur un tableau ? La méditation se fait plus profonde et plus intime, comme on pourrait s’y attendre (c’est parce que le plus beau arrive en poésie, dans les surprises du rythme et de la mémoire cachée que le rythme réveille, que l’on est poète), et nous renseigne, par la façon dont le poème s’approche et s’éloigne du tableau, sur les modalités de l’acte poétique.
L’indomptable espoir
« Je pense », écrit Baudelaire dans un de ses plus beaux poèmes, « à quiconque a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs / Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! » Son cygne, le signe sous lequel s’inscrit son poème, est figure des exilés, « rongés d’un désir sans trêve ».
“L’ultime Rome”
Yves Bonnefoy et la latinité
Sous le signe de Mercutio - Bonnefoy et Shakespeare
Il faudra qu’un jour quelqu’un consacre un livre au rapport de Bonnefoy à Shakespeare. Depuis qu’il commença à le traduire, en 1957, celui-ci n’a jamais quitté sa pensée ni même, c’est ce qu’il faudrait montrer, cessé d’influencer sa manière d’écrire : la syntaxe française de Bonnefoy est une syntaxe qui s’est en partie forgée au contact de ces traductions.
Yves Bonnefoy et Arthur Rimbaud
Ce sujet a été diversement et excellemment traité déjà, en particulier par Michèle Finck 1, Patrick Née 2 et Gérard Gasarian 3, sans parler des ouvrages plus généraux sur Rimbaud4.
Yves Bonnefoy et T.S. Eliot
Que peut la poésie, dans la modernité définie par Paz en termes d’« ère de la scission 1 » et par Steiner en termes de « rupture de l’alliance entre mot et monde 2 » ? Il revient au dialogue entre Yves Bonnefoy et T.S. Eliot de proposer l’une des réponses les plus exigeantes à cette interrogation.
Le partage des mots
Yves Bonnefoy et Louis-René des Forêts Soucieuse d’accueillir ce qui se dérobe, la poésie est une parole hantée par l’absence. Mais, comme Aristote l’affirmait autrefois de l’être, l’absence aussi «se dit en de multiples sens». Yves Bonnefoy et Louis-René des Forêts peuvent ici nous servir de guides. Cheminant côte à côte sur la même ligne de faîte, ils font tous deux l’épreuve du vide. Le regard du premier est tourné vers le versant éclairé, où il décèle promesse et réserve d’être ; le second, lui, observe la face d’ombre qui a consenti à frémir le temps de quelques mots, avant de s’immobiliser.