Une revue culturelle est une entité précaire, et ce, peu importe sa longévité ou sa qualité. La consternante suspension des activités de Relations, en mars dernier, nous l’a encore rappelé de manière brutale1.
Jardin Jarman
Ritournelle de la précarité
Jardin Jarman
Dans les années 1980, le cinéaste britannique Derek Jarman crée un jardin au bord de la mer, à Dungeness. Il en prend soin jusqu’à sa mort des suites du sida en 1994. Il le filme à plusieurs reprises, dans The Garden (1990) et dans plusieurs de ses films super 8, et le documente dans ses journaux, Modern Nature (1991) et Smiling in Slow Motion (2000). Dans ses cahiers comme dans l’essai Chroma: A Book of Color (1994), il fabrique des récits autour des plantes et les nourrit des paroles de Pline l’Ancien, de Dante ou de Vita Sackville-West. Il puise dans ses souvenirs comme dans les vieux herbiers et les traités de jardinage, et développe une histoire culturelle des fleurs, se référant tout autant aux Métamorphoses d’Ovide qu’aux propos des jardiniers et jardinières de sa région.
La subjectivité, le baromètre, les fleurs et le mauvais temps. Pour une approche écologique du tragique
Pourquoi faut-il que dans les moments de détresse, je retourne immanquablement aux journaux de Derek Jarman ? Ce ne sont pas ses œuvres finies, les films magnifiques et aboutis, son élégie cinématographique pour ses amis morts The Garden (1990), ou encore Blue (1993), son film sans autre image qu’une couleur, le bleu, terriblement bleu, qui viennent m’accompagner durant les heures malheureuses. Non, c’est bien plutôt l’épars de ces notes construites à peine en journaux, qui s’installent sur ma table de chevet afin que je retrouve une quelconque foi en l’idée de traverser ma peine et mes tourments.
Le cinéma d’un jardinier
« Je veux partager avec vous ce néant. Sans remplir le silence de fausses notes, sans imposer de bande-son sur le vide. Je veux partager cet échec en friche… Je vous offre une trajectoire sans direction, une incertitude sans conclusion douce. Quand la lumière s’est estompée, je suis parti en quête de moi-même. Nombreux étaient les chemins à emprunter, nombreuses les destinations. »
Un jardin partagé
Disons-le d’entrée de jeu. Je n’ai ni jardin ni particulièrement la main verte. Installé depuis quelques années dans le cœur de la métropole marseillaise, je loue avec mon compagnon un vieil appartement dans l’un des quartiers en phase de gentrification accélérée sur les hauteurs de la ville. Les quelques fleurs et plantes que je côtoie se limitent à celles qui atterrissent dans un vase sur la table, quelques pots disséminés ça et là et une petite serre de succulentes dans le recoin du couloir vitré exposé plein sud à côté des toilettes. Depuis l’abandon du jardin partagé de Mémoires des Sexualités, le centre d’archives LGBTQI de la ville, et la sortie de mon premier livre en 2021, Écologies déviantes1 , qui portait notamment sur les paysages et les terres cultivées par les vies queers, je me trouve souvent à devoir jouer un jeu maladroit : celui d’écrire hors sol, de parler de soin du vivant et de terres cultivées passées et présentes sans être moi-même engagé dans des relations quotidiennes avec la terre.
Le jardin des phrases ou neurojardin
Fragments de jardins, d’après Jarman
« My garden’s boundaries are the horizon. »