Je dois d'abord confesser le caractère partiel et sans doute fort subjectif des quelques remarques qui vont suivre. Il ne s'agit pas là d'une simple précaution rhétorique mais bien du sentiment très réel de l'extraordinaire complexité du mouvement de Mai et, plus encore peut-être, des enjeux théoriques, politiques et affectifs qui traversent les multiples tentatives d'interprétation qui ont commencé d'apparaître dès la fin du printemps 68. J'ai eu l'occasion de faire récemment encore l'expérience des passions que continuent de susciter les débats autour de Mai et j'aimerais formuler le souhait que l'on accepte, ne fût-ce qu'à titre d'hypothèse méthodique permettant le dialogue, que les controverses intellectuelles ne sont pas nécessairement la continuation des rapports de force dans la théorie.
Mai 68
Interpréter Mai 68
Paradoxes du gauchisme
Près de vingt ans après, le mouvement de Mai 68 suscite une nouvelle bataille d'interprétations. Bataille, le mot n'est pas trop fort au regard de la radicalité de certaines thèses, aux enjeux plus ou moins explicites mais à la volonté de provocation manifeste. Bataille nouvelle : si l'on excepte quelques voix isolées bien que non négligeables, un long mutisme a succédé aux premières interprétations « à chaud ». Mutisme gêné, autocensure universitaire rappelant un peu l'après-guerre d'Algérie.
Les interprétations communistes de Mai 68
L'histoire retiendra sans doute de l'attitude du Parti communiste français à l'égard du mouvement de Mai la dénonciation par Georges Marchais de « l'anarchiste allemand Cohn-Bendit », dans L'Humanité du 3 mai 1968. Pourtant, dix-huit ans plus tard, les téléspectateurs ont pu entendre, le 22 mars 1986, le rédacteur en chef de la même Humanité parler du « sympathique Daniel Cohn-Bendit », au cours de l'émission « Droit de réponse ».
Intervention sur l’interprétation communiste de Mai 68
Pour parler d'interprétation(s) communiste(s) de Mai 68, il faut veiller à la date des textes retenus, et surtout à leur statut : textes officiels, ou tolérés, ou désavoués, etc. Sur Mai 68, le pc a défini sans retard son interprétation officielle, dès juillet, et il ne l'a pratiquement pas modifiée. Après deux mois d'insultes réciproques, d'embardées, de langage d'ordre, de refus du mouvement étudiant, Waldeck Rochet a dit, devant le Comité central réuni à Nanterre (8-9 juillet 1968), comment il fallait comprendre les événements, après en avoir énoncé la cause, de manière simple : « La cause de la grève sans précédent par son ampleur qui vient de se dérouler n'a rien de mystérieux : c'est la politique du pouvoir depuis dix ans. C'est l'indifférence cynique des milieux dirigeants aux besoins les plus pressants des travailleurs. »
Le Parti communiste et Mai 68
Si, comme le dit ici même C. Journès, on peut admettre qu'à la fin des années 1970 l'attitude des communistes (des dirigeants et des militants) à l'égard des aspects « gauchistes » de Mai 1968 a changé, il serait hâtif d'en conclure que cette modification traduit un changement en profondeur de l'idéologie du parti. Si l'on défendait cette thèse, il faudrait montrer que les positions prises en 1968 et dans les années qui ont suivi mettaient en jeu les principes de la politique communiste, et non pas simplement la stratégie et la tactique qui prévalaient alors ; le problème est donc pour nous de reconstituer la logique des prises de position du PCF en 1968, avant d'analyser les constantes et les variations de l'interprétation communiste du mouvement de Mai.
Les interprétations syndicales de Mai-Juin 68
S'il existe à l'évidence des oppositions entre les syndicats, dans et sur la période de Mai-Juin 1968, elles ne sauraient occulter d'autres antagonismes, sans doute plus fondamentaux, entre les centrales et d'une part le Pouvoir gaulliste et le patronat, d'autre part certains traits du mouvement étudiant. En outre, opposer les syndicats entre eux peut conduire à une sous-estimation de leurs divergences internes.
“Crise salutaire » ou « divertissement triste ”? A la recherche d’une certaine idée de Mai 68
Lire ou écouter les interprétations que des acteurs donnent d'événements auxquels ils ont été mêlés est un exercice qui n'est pas sans danger et dont les limites sont évidentes. Sans s'y dérober, on pourra momentanément tenter de contourner en partie l'obstacle en interrogeant le discours antérieur aux faits. On ne cherchera certes pas ainsi une quelconque prédiction « l'avenir n'appartient pas aux hommes, et je ne le prédis pas » mais plutôt une disposition d'esprit.
Mai 68 : complexité et ambiguïté
Tout d'abord sur un plan purement historique je veux faire remarquer que je suis peut-être le seul à avoir fait des analyses en Mai, « à chaud » au cours des événements ; j'ai fait des articles qui ont paru dans Le Monde : une première série d'articles « La commune étudiante » a commencé vers le 15 mai je crois, pour se terminer vers le 20 mai et l'autre série fin mai - début juin qui s'appelle « Une révolution sans visage ». J'ai pris en quelque sorte mes risques intellectuels avant que l'événement soit terminé. J'ajoute que par la suite, j'ai fait un article dans Communication en juillet 68, puis un séminaire en 68-69 sur les interprétations des interprétations de Mai 68.
La Révolution introuvable?
Quelques difficultés très spécifiques s'attachent à la tentative de suggérer dans quelle mesure l'interprétation aronienne de Mai 68 peut rester une référence féconde. Bien que cette interprétation se soit largement poursuivie dans divers textes postérieurs à La Révolution introuvable, et ce jusqu'aux Mémoires, on n'en tend pas moins à considérer son sort pour réglé dès l'été 1968, avec des pages qui, écrites ou dictées « à chaud », furent lues ou parcourues le plus souvent dans la même précipitation.
“Changer la vie ” ou l’irruption de l’individualisme transpolitique
Les lignes qui suivent ne se proposent pas d'analyser Mai 68 en tant que crise multidimensionnelle ayant ébranlé selon les modalités largement hétérogènes le monde étudiant et ouvrier, la sphère de l'Etat, les appareils politiques et syndicaux. Sera analysé ici ce qu'on pourrait appeler l'esprit de Mai, cet ensemble de significations, de finalités, de revendications, d'attitudes et d'actions typiques de ce moment et ayant donné au mouvement sa véritable originalité historique.
Les mouvements des années soixante
L' « interprétation » de Mai 68 en termes de préparation (ou d'accélération) de 1' « individualisme » contemporain constitue une des tentatives les plus extrêmes que je connaisse compte tenu de la bonne foi incontestable des auteurs de récrire en dépit de toute vraisemblance une histoire que la plupart d'entre nous avons vécue, d'altérer le sens des événements alors qu'Us sont encore, si je peux dire, presque chauds.
A contre-courant : le parti pris du réalisme
Peut-on « interpréter Mai 68 » en se satisfaisant a priori du souvenir que chacun s'imagine en conserver ? Peut-on apprécier un « événement » aussi complexe en se contentant des interprétations qui en furent proposées sur-le-champ ?