Jean-Luc Marion est professeur de philosophie à l’Université de Paris IV, ainsi qu’à l’Université de Chicago. L’un des plus éminents représentants de la phénoménologie française contemporaine, il a publié de nombreux ouvrages, dont L’Idole et la distance (1977), Dieu sans l’Être (1982), Prolégomènes à la Charité (1986), Réduction et Donation (1989), La Croisée du visible (1991), Étant Donné (1997), De surcroît (2001). Depuis la réalisation de cet entretien au début de l'année 2001, Jean-Luc Marion a également publié un ouvrage majeur sur la question de l'amour: Le Phénomène érotique, chez Grasset, en 2003. Le lecteur trouvera donc dans l'entretien qui suit une pensée à l’œuvre, où les thèses principales qui feront la structure du Phénomène érotique sont en cours d'élaboration. D'autres réflexions originales et inédites sur l'amour prennent place également dans l'entretien, liées aux questions auxquelles Jean-Luc Marion nous a fait le plaisir de répondre.
L’Amour
Entretien avec Jean-Luc Marion
Origine, structure et horizon de l’amour
Une philosophie de l’amour doit renoncer, quitte à décevoir, aux discours apologétiques et édifiants. Quand les philosophes parlent de l’amour, c’est bien souvent pour en vanter les vertus, pour en chanter la beauté, et finalement pour demander à la raison, à la réflexion et à l’intelligence elle-même de s’incliner révérencieusement devant ce noble sentiment. En quelque sorte, la philosophie trouverait dans l’amour sa limite supérieure, quelque chose qu’elle ne pourrait réduire à sa ratio, quelque chose qui la ferait plier et qu’elle ne pourrait que décrire avec sollicitude.
L’amour est-il raisonnable?
On connaît la formule de Céline selon laquelle « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches » et sans doute convient-il d’y voir à l’oeuvre une conception du sentiment amoureux qui ne valorise pas, loin s’en faut, le transport soudain de ceux que frappe l’ange cupidonien. Pour autant si chacun aspire en droit à tomber ou être amoureux – un état qui se donne, semble-t-il, moins comme une preuve que comme une épreuve –, c’est qu’un tel penchant caractérise aussi le propre de l’homme.
Tribulations du couple dans la société contemporaine et l’idée d’un amour libre
L’amour, ce sentiment intime, privé et personnel, comment pourrait-il avoir une histoire et se prêter au jeu de l’enquête sociologique ? N’aimerait-on pas de la même façon à toutes les époques et dans toutes les sociétés ? La sociologie de l’amour ne confond-elle pas purement et simplement l’amour et l’institution matrimoniale ? Questions légitimes, certes. Quand on parle d’amour, remarquait Bourdieu, il n’est pas facile d’« échapper à l’alternative du lyrisme et du cynisme », de l’angélisme et du réductionnisme (La domination masculine, p. 116). Échapper à cette alternative, ce serait d’une part reconnaître l’irréductibilité du sentiment amoureux comme tel1, et d’autre part comprendre que les modalités multiples de ce sentiment sont sociologiquement et historiquement déterminées (pour ne parler que de ces deux sciences). L’amour ne peut rester indifférent à la nature des relations concrètes des amoureux, qui sont elles-mêmes encadrées par un ensemble d’institutions sociales (la famille, le mariage, la religion, la morale, les bonnes moeurs, le travail et le temps libre, etc.).
Remarques sur l’érotique de Plutarque et sa réhabilitation de l’amour conjugal
La philosophie hellénistique, et plus particulièrement le stoïcisme et l’épicurisme, n’a de cesse de condamner l’amour : le sage ne saurait s’y livrer sous peine de s’y perdre1 ! Lorsque Plutarque écrit son Dialogue sur l’amour, aux alentours des années 85-902, c’est un érudit de la maturité qui a longuement médité les diverses théories sur l’amour des philosophes qui le précèdent, et qu’il révère ou combat. L’originalité de Plutarque, lorsqu’il écrit sur l’amour, réside précisément dans la synthèse qu’il est à même de réaliser à partir des matériaux théoriques à sa disposition ; toutefois, cette synthèse n’est précisément originale que parce qu’elle combine d’une façon inédite, aussi bien une réflexion sur les progrès de l’éthique grecque3, que l’antique sagesse des égyptiens, le platonisme, le cynisme et le stoïcisme, réflexion qui aboutira à faire l’apologie de l’amour conjugal considéré comme la forme la plus élevée de l’amour au détriment de la relation homosexuelle.
Aimer passionnément : Une lecture des Passions de l’Ame
« Et quand je t’appelle mon amour, mon amour, est-ce toi que j’appelle ou mon amour ? Toi mon amour, est-ce toi que je nomme ainsi, à toi que je m’adresse ? ». Ce qui peut s’entendre en deux sens : ce n’est peut-être pas toi que j’aime car c’est toujours moi-même que j’aime à travers toi ; ou bien : ce n’est peut-être pas toi que j’aime parce qu’il n’est peut-être jamais possible d’atteindre ce moi qui est toi quand bien même je voudrais t’aimer toi et non pas moi. Deux difficultés donc, qui font toute la valeur des pensées de l’amour qui savent les éviter. Et il nous semble bien, à la lecture des Passions de l’âme, que la pensée de Descartes soit de celles-là.
Amour et totalité dans l’éthique de Spinoza
Il n’est rien dans l’amour qui ne soit marqué au coin de la nécessité. Nécessité naturelle dont Spinoza nous montre qu’elle n’est pas antinomique avec la pensée d’une éthique. Quel est le fondement de cette éthique de l’amour ? Assurément une métaphysique de l’amour.
L’amour en finitude, la question de l’amour dans l’oeuvre de Martin Heidegger
L’amour peut-il faire l’objet d’une approche phénoménologique ? Peut-on revenir à la chose de l’amour ? Encore faudrait-il au préalable appréhender l’objet visé par l’expression « amour » ! Plus encore, peut-être, ce questionnement présuppose une interprétation de la maxime fondamentale de la phénoménologie. Ce que nous voudrions montrer dans cette contribution qui fait retour sur la question de l’amour dans l’oeuvre de Martin Heidegger, c’est l’enjeu pleinement phénoménologique de cette question. Dans son explicitation avec le sens de la phénoménologie, Heidegger rencontre précisément la question de l’amour comme une question décisive. Par conséquent, il nous faut entreprendre de manière problématique, et non comme une méthodologie à appliquer, la maxime « zu den Sachen selbst ».
Cioran amoureux
Consultons un dictionnaire à la rubrique consacrée aux noms propres, reportons-nous à la lettre « C » comme Cioran, afin d’apprendre ce que nous dit le dictionnaire au sujet du personnage. Sans surprise, nous lisons que cet « essayiste et moraliste français d’origine roumaine (…) a développé une philosophie pessimiste sous forme d’aphorismes »1. Ces informations sont exactes et si l’on balaie du regard les titres des ouvrages dudit « philosophe pessimiste », on se convainc très vite en effet que l’on a bel et bien affaire au Docteur ès Défascinations de notre temps.