Jean-Luc Godard

Anna Karina, ou l’élégance du portrait

par André Balso

C’est dès 1960 avec Le petit soldat qu’Anna Karina et Jean-Luc Godard font vivre leur première collaboration à l’écran. Une femme est une femme (1961), Vivre sa vie (1962), Bande à part (1964), Alphaville (1965), Pierrot le fou (1965) et Made in U.S.A. (1966) suivront. Comme Griffith avec Lilian Gish ou Rossellini avec Ingrid Bergman, le couple formé par le réalisateur et l’actrice s’inscrira donc dans le temps. Cinéaste du discontinu et du collage, de la mise à distance de l’identification et d’une utilisation singulière des genres, Godard est tout autant un réalisateur qui n’a cessé de désigner comme fondamental ce qui n’a pas d’évidence immédiate dans le réel de son époque. Tous ces éléments se retrouvent dans son travail avec les acteurs, et plus singulièrement encore avec une actrice qui l’inspira pendant presque dix ans.

La vraie vie est absente » - Vivre sa vie - 1962

par Denis Lévy

Le principe de discontinuité est posé dès le générique : « Vivre sa vie, film en douze tableaux ». La discontinuité globale (elle ne se présente localement que dans quelques scènes, alors que plusieurs sont en plans-séquences) se donne dans la construction en fragments, en moments juxtaposés de la vie de Nana, séparés par des cartons numérotés qui annoncent ce qui va suivre, comme jadis les chapitres de certains romans. Le film s’ouvre ainsi sous le triple parrainage du roman, de la peinture et du théâtre (par l’ambivalence du mot « tableau »), pour narrer l’histoire d’une jeune vendeuse dans un magasin de disques qui, pour pouvoir payer son loyer, va se prostituer, tomber sous la coupe d’un souteneur, et mourir victime accidentelle d’un règlement de comptes.

For ever Beethoven : Une femme mariée (fragments d’un film tourné en 1964) et Prénom Carmen - 1983

par Céline Braud

La convocation de la musique de Beethoven est multiple au coeur du cinéma de Jean-Luc Godard. Plus singulièrement, les quatuors à cordes en sont la forme insistante, la compagne des processus à l’oeuvre dans Une femme mariée, Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966), Prénom Carmen et Liberté et patrie (2002). Les quatuors de Beethoven dont la vitalité nait de tensions dramatiques sont faits de moments douloureux et échevelés, sombres et légers. Ils alternent et combinent des mouvements âpres et joyeux, des thèmes uniquement rythmiques avec des enchaînements mélodiques aérés. Fugues, variations, galants menuets – formes anciennes lorsque Beethoven écrit ses quatuors – prennent place librement dans des compositions inédites, dont la modernité gracieuse nait de contrastes vifs. Les voix des instruments (celles distinctes de deux violons, d’un alto et d’un violoncelle) se contredisent, se suspendent ou se répondent pour s’accorder ou se ressaisir in extremis en des codas furtives.

Deux ou trois choses que je sais d’elle - 1966

par Frédéric Favre

Deux ou trois choses débute comme si l’on donnait l’alarme. Le titre du film, lettres bleu-blanc-rouge sur fond noir, puis lettres vertes, se répète sur plusieurs plans, joue avec les mots, les alterne et les fait clignoter : il se passe quelque chose. Elle, c’est la région parisienne, précise le générique. Puis les vues impressionnantes se succèdent : elles montrent la construction du périphérique, d’échangeurs autoroutiers, de ponts. Alors que les flèches des grues se croisent dans le ciel, le bruit des engins est assourdissant, il occupe la bande-son sans partage. Un plan dévoile cependant une scène de la vie ordinaire au coeur d’un grand ensemble, où les enfants qui jouent apportent un bref et vivant contrepoint à l’univers mécanique des chantiers. Mais il n’y a en réalité que l’irruption d’un chuchotement sur fond de silence absolu qui puisse annuler le vacarme et mobiliser l’attention du spectateur, avec l’effet d’une coupe nette dans le montage de la bande-son. Cette voix off chuchotée par le narrateur, théâtralisée comme une confidence – avec un aspect de suspense policier non dénué d’humour – place le film dès la première image (un chantier) sur le terrain de la politique : planifié en haut lieu, ce développement de l’urbanisme et des infrastructures de la société industrielle porte le masque du progrès, alors qu’il n’est que prolongation par le pouvoir gaulliste des intérêts du grand capitalisme – soit un véritable complot du pouvoir.

Du côté des gens : Pravda - 1969

par Charles Foulon

Pravda est l’un des premiers films de Jean-Luc Godard après mai 1968. Précisément un des premiers du Groupe Dziga Vertov. Il est très net que la politique a pris une place de plus en plus importante dans le travail du cinéaste. À partir de 1967, avec La Chinoise, il s’intéresse de près à la politique des organisations maoïstes marxistes-léninistes. On pourrait catégoriser Pravda comme un film-tract, un reportage « engagé », mais ce n’est pas si simple, ce serait ne pas voir réellement le film, sa forme à la fois brutale et subtile, massive et multiple. Un reportage est fait d’une seule dimension, ce film crée une division, deux dimensions, un jeu réflexif où documentaire et fiction conversent.

Notes fragmentaires sur Sauve qui peut (la vie) - 1979

par Daniel Fischer

Sauve qui peut (la vie) – qui sera désormais abrégé en SQP(LV) –, c’est, après les années de silence qui ont succédé à la clôture de la période Dziga Vertov, le pari fait par Godard qu’il est encore possible de faire des films. « C’est mon second premier film », a-t-il déclaré. Il retourne (re tourne, pourrait-il dire) en Suisse pour voir ce que sont devenus les lieux qui ont imprégné l’imaginaire de sa jeunesse (« Imaginaire » est le titre de la première partie du film), constate que le commerce (titre de la troisième partie) selon ses deux espèces que sont le capitalisme et la pornographie, apparentés par lui depuis toujours, règne de façon écrasante et que les relations entre les individus ne sont plus réduites qu’à de violentes collisions et à la crainte qu’elles ne leur fassent trop mal (la deuxième partie s’intitule : « peur »). Mais, de même que « c’est lorsque le péril est très grand que croît ce qui sauve », le film contient les éléments d’un possible salut (sauve qui peut… la vie), éléments rassemblés sous le terme de « musique » (titre de la quatrième partie) dont la valeur rédemptrice chez Godard trouve ici une nouvelle illustration.

Excentration de la lumière : Passion - 1982

par Serge Peker

Question d’Isabelle (Isabelle Huppert) à Jerzy (Jerzy Radziwilowicz) : « De quoi ça parle votre film ? » Qui voudrait agacer Godard (tout comme Jerzy l’est dans le film par cette question d’Isabelle) pourrait commencer par dire que Passion est l’histoire d’un réalisateur polonais, Jerzy, tournant un film ayant pour titre Passion. Jerzy, tout comme dans La Ricotta de Pasolini auquel Passion fait référence, met en scène quelques oeuvres de peintres célèbres par des tableaux vivants. Cette mise en scène l’entraîne dans une quête de la bonne lumière dont il semble toujours insatisfait. Isabelle, jeune ouvrière bégayante licenciée par Michel Boulard (Michel Piccoli), patron toussotant, deviendra la maîtresse de Jerzy après que celui-ci a abandonné Hanna (Hanna Schygulla), compagne de Michel Boulard et propriétaire d’un hôtel.

Amphitryon 39 : Hélas pour moi 1993

par Lucas Hariot

Une légende, par son caractère universel, est ce qui, de siècle en siècle, mérite d’être raconté, d’être sans cesse réactualisée pour la pensée. Godard, dans nombre de ses films – peut-être tous? – nous ramène à la question «Qu’est-ce, aimer?». Hélas pour moi, en s’appuyant sur le mythe d’Amphitryon, oriente singulièrement cette question vers l’amour conjugal : idée que le film travaille, dialectiquement si l’on peut dire, en regard d’une autre idée, pourtant recouverte par le même terme, celle de l’amour chrétien. Enquête sur l’amour, et sur ce que le cinéma peut en donner à voir et à entendre, le film de Godard, en reprenant le canevas d’Amphitryon 38 de Jean Giraudoux (1929), propose une 39ème réécriture, une nouvelle possibilité, cinématographique, du mythe.

Sympathie pour le Diable ? Histoire(s) du cinéma - 1988-1998

par Guillaume Bourgois

Pièce maîtresse de la filmographie godardienne, l’essai cinématographique Histoire(s) du cinéma propose un montage composé d’éléments divers : principalement des documents liés au cinéma – des extraits visuels ou sonores de films, des photogrammes, des photographies de tournage ou utilisées pour la publicité – mais également des reproductions de tableaux, de dessins, des extraits d’oeuvres littéraires, philosophiques, musicales, de lettres ou encore des bandes d’actualités. Ces éléments se mêlent et sont la plupart du temps commentés par la voix off de Godard. Le film s’appelle à la fois « Histoire du cinéma » avec un « H » majuscule et « histoires du cinéma » avec un « h » minuscule, ce qui révèle la démesure du projet de JLG. D’une part, construire une oeuvre qui raconte toutes les histoires produites par le septième art : celles des films les plus marquants, celles des oeuvres cinématographiques inachevées, et les histoires personnelles ayant impliqué les cinéastes, producteurs, acteurs et actrices les plus célèbres. De l’autre, une oeuvre qui explore tous les problèmes historiques et théoriques liées au cinéma. L’essai godardien se divise en quatre parties, chacune constituée de deux chapitres, A et B.

Éloge de l’amour - 2001

par Élisabeth Boyer

La beauté de ce film, tourné à l’aube du xxième siècle, tient à sa sidérante composition musicale, dans laquelle le recours direct à un phrasé – le plus souvent un piano ou un piano et un violoncelle –, est un élément à égalité avec d’autres, disposés pour constituer la grande pulsation du film, son rythme. Chaque voix d’acteur participe musicalement au film, par son timbre, sa hauteur et son rythme. Ce poème cinématographié dont la gestation exigea de Godard plusieurs années, rend visibles les lignes de sa composition : « Un film dans la tradition documentaire », le voyage d’un réalisateur dans le Paris nocturne d’aujourd’hui jusqu’à sa périphérie –« le voyage d’Edgar »–, pensé dans ses prémisses comme « un projet de cantate pour Simone Weil », qu’il abandonne puis reprendra, et qui «devient un opéra». Éloge de l’amour nous rend complice de sa fabrication, présente l’amour sous ses aspects multiformes, nous oriente au coeur de ce présent obscurci qui est le nôtre. Il nous instruit de ses questions, du processus de sa réalisation. Le film « se trouve », se livre dans le mouvement de son exposition.

Film Socialisme - 2010

par Judith Balso

Film Socialisme et Adieu au langage forment à mon sens un ensemble révolutionnaire qui manifeste la naissance d’une nouvelle configuration artistique interne au cinéma. J’en parlerai ici selon la perspective singulière qui est celle de L’art du cinéma, c’est à dire du point du spectateur. Non pas que l’érudition ou les connaissances techniques soient des éléments sans importance dans l’analyse d’un film. Mais la grandeur de ces deux oeuvres tient précisément à ce qu’elles ouvrent de nouveaux chemins pour le spectateur non savant. À une condition simple, mais majeure : que celui-ci accepte de « lâcher prise », qu’il accepte de travailler avec le film, en se laissant porter par le rythme des propositions, des surgissements, des éclats qui en composent la beauté et l’intelligence propres. Car, alors même que ce cinéma fait et propose des expériences stupéfiantes au regard, à la sensibilité et à la pensée du spectateur, il ne s’agit pas d’un cinéma expérimental, mais bien d’un art nouveau.

Adieu au langage - 2014

par Alain Badiou

S’agissant de Godard, est-il légitime, au point où son oeuvre est parvenue, de poser la question de l’unité d’un de ses films ? Dans son article consacré à Film socialisme, Judith Balso remarque que ce film et Adieu au langage forment une sorte de tout, indiquant la persistance de la même entreprise de pensée. Judith Balso dispose de façon convaincante cette unité dynamique des deux films sous le signe du poème. Est-ce à dire que ce qui circule de l’un à l’autre – circulation anticipée, fût-ce localement, dans nombre de films antérieurs – est le devenir en acte d’une poétisation du cinéma ? Judith Balso montre bien que si poétisation il y a, il ne faut pas la confondre avec la forme à la mode du ciné-poème, avatar visible de deux tendances majeures du faux art contemporain, à savoir la performance et l’installation. Mais il faut encore moins y voir un avatar de l’increvable « cinéma expérimental », qui depuis le temps qu’il existe sous ce nom ressemble à une Physique expérimentale qui n’aurait jamais rendu possible, en plus d’un siècle, la connaissance de quelque phénomène naturel que ce soit.

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