Dans ses écrits à propos de la « rumeur » persistante de la « fin de l’art » dans le contexte de l’art et de la philosophie modernes depuis Hegel, Eva Geulen souligne la perpétuelle non-actualité de cette idée : « Dès lors qu’il est question d’une fin... ce qu’on en dit est soit prématuré, soit décalé... Car la fin a déjà eu lieu ou elle est encore à venir. Entretemps, l’échéance de la fin avance ou recule, et les délibérations à ce propos se poursuivent. » Cette dualité est essentielle pour comprendre la place de l’art dans la critique du spectacle formulée par Guy Debord : pour les situationnistes, l’art est à la fois déjà chose du passé et en manque d’une fin ponctuelle et authentique.
Spectacle 82
Le spectacle, la communication et la fin de l’art
Girls, girls, girls
Pas une chose n’est une seule chose, seulement simultanément Une motocyclette vrombit et ma mère est quelque part Il est six heures du matin et il est trois heures du matin Qu’est-ce que vous faites simultanément ?
Hennessy Youngman, et la nouvelle critique d’art
Hennessy Youngman, alias « The Pharaoh Hennessy » (le pharaon Hennessy), alias « The Pedagogic Pimp » (le maquereau pédagogue), comme il se fait appeler, profère sur son canal YouTube des critiques à propos de la situation actuelle de l’art en employant la langue de la rue, argot urbain aux inflexions trainantes. Même si ces capsules vidéos sont devenues « virales », la célébrité et la notoriété de Youngman ne se limitent certainement pas au monde de l’art. Sa série vidéo Art Thoughtz fait sensation en ligne et s’est attiré jusqu’ici plus de 1 350 000 visiteurs et 11 500 loyaux abonnés. Il n’est pas étonnant, par conséquent, que Youngman soit l’un des critiques d’art qui aient connu de mémoire récente la plus grande popularité auprès de l’auditoire. Ainsi, un changement d’envergure est en train de s’opérer, où de nouvelles formes de critique d’art sont générées par les médias en ligne à contenu produit par les utilisateurs.
La spectacularisation dans l’art autochtone
Dans le documentaire canadien Reel Injun (2009), le cinéaste innu André Dudemaine déclare : « Je crois que le cinéma a été inventé pour filmer les Premières Nations. » Ce qui pourrait être pris pour une boutade est, d’un point de vue historique, parfaitement exact. En septembre 1894, W.K.L. Dickson tourne, à l’aide d’un kinétographe, Sioux Ghost Dance, Buffalo Dance et Indian War Council, les tout premiers films de l’histoire du cinéma, et ceux-ci mettent en scène des Sioux Lakotas ; en 1914, le photographe Edward S. Curtis se lance dans la réalisation du premier long métrage de fiction, In the Land of the Head Hunters, une grande fresque cinématographique de 65 minutes se déroulant chez les Kwakwaka’wakw d’avant le premier contact ; en 1922, Robert Flaherty réalise Nanook of the North, le premier documentaire de l’histoire du cinéma, qui entend restituer la vie d’un Inuit et de sa famille dans la région de la baie d’Hudson. Ce que montrent ces films des premiers temps du cinéma, c’est le fait que les Autochtones ne sont pas seulement un sujet de prédilection pour les spectacles, mais qu’ils génèrent leur propre forme de spectacularisation. Loin d’être une nouveauté, ce fait date des premiers voyages de Christophe Colomb, lequel ramena en Europe des Arawaks des Bahamas pour les montrer à la cour d’Espagne. Dès le 16e siècle, les Amérindiens sont ainsi exhibés en Europe dans des défilés, des cortèges, des tableaux vivants. Cette spectacularisation des Autochtones ne fera que s’intensifier avec les dispositifs de masse qui se mettent en place au cours du 19e siècle aux États-Unis et en Europe, et dont les deux exemples les plus connus sont l’Indian Gallery de George Catlin et le Wild West Show de Buffalo Bill.
L’épuisement du spectaculaire chez Nicolas Boone
Peut-on faire de l’art après avoir lu Guy Debord ? Le diagnostic de la culture noyée dans « la contemplation spectaculaire » et d’un art qui, s’il ne veut pas perdre son âme, doit organiser sa propre « dissolution » et son propre « dépassement » dans la politique ressemble en effet à une impasse. En 2000, les commissaires de l’exposition Au-delà du spectacle ont proposé de la contourner en invoquant la conception plus hédoniste, partagée par des générations de penseurs, du monde comme théâtre. Ils limitaient ainsi la portée de la thèse debordienne en rappelant à quel point la culpabilité d’aimer le divertissement qu’elle communique est moralisatrice. Mais leurs propos laissaient en suspens le problème de la récupération de l’art par le spectacle. Puis récemment, Hou Hanru, commissaire de la Biennale de Lyon de 2009 intitulée Le spectacle du quotidien, abordait la question plus frontalement en posant comme préalable « qu’il n’existe plus de “dehors” pour cette société du spectacle à l’âge de la globalisation », ce qui n’empêche pas selon lui une position artistique critique, sous la forme d’une « négociation subversive avec cette condition de “non-dehors” ». Mais le bel oxymore de cette expression (comment imaginer un subversif qui négocie ou inversement un négociateur subversif ?) ne renvoie-t-il pas à la figure du serpent qui se mord la queue ? Si bien que l’on revient au coeur du problème : l’art peut-il échapper à la société du spectacle ?
L’ombre des projecteurs dare-dare au quartier des spectacles
En juin 2012, au plus fort des manifestations du Printemps érable, une dizaine d’individus portant un t-shirt identique s’assoient sur le bord du trottoir longeant la Brasserie T !, sur la Place des festivals, pour y manger un sandwich. À des techniciens de L’Équipe Spectra venus leur demander d’expliquer leur présence, l’un d’eux remet une carte où il est écrit : « L’utilisation de l’espace public est un privilège et non un droit. » S’ensuit une série d’appels téléphoniques inquiets entre L’Équipe Spectra et l’administration du Quartier des spectacles, qui rebondissent jusqu’à la roulotte de DARE-DARE, hôte de la performance : l’administration enjoint au centre de faire cesser immédiatement ces actions « politiques ». Avec le projet Secondes zones d’Anne-Marie Ouellet, les relations entre DAREDARE et son nouvel hôte, le Quartier des spectacles, s’amorcent sous le signe de la suspicion.
La manifestation interdite de l’art à l’oeuvre
Janvier 2013. La galerie Espace Virtuel à Chicoutimi présente Bootleg du jeune artiste John Boyle-Singfield derrière des portes verrouillées. L’artiste présente une version piratée de l’exposition Hors Champ, qui l’a précédé dans la programmation, de manière à provoquer un effet faussé de déjà-vu. L’artiste a copié personnellement et par l’entremise d’une compagnie de Shenzhen l’ensemble des oeuvres de Janieta Eyre, Adad Hannah, Marisa Portolese et Marc Séguin exposées dans le cadre de Hors Champ.
Habilitation au récit
Depuis son exposition Final Girl, présentée à Plein sud en 2006, Natascha Niederstrass a démontré un intérêt constant pour les questions de narration en photographie. L’un des enjeux importants de cette production, constituée de prélèvements de photogrammes sur des longs métrages commerciaux, résidait dans le questionnement du récit. En prélevant un photogramme particulier dans la trame de chacun des films choisis, l’artiste figeait l’image sélectionnée, l’éternisait, pourrait-on dire, tout en lui conservant sa force narrative. De fait, la justesse de son choix se mesurait à la capacité du fragment prélevé à engendrer de possibles récits. Niederstrass invitait ainsi les spectateurs à se construire des scénarios leur permettant d’appréhender l’image qu’ils avaient sous les yeux. Cette approche ouvrait un vaste chantier dont ses oeuvres récentes, exposées chez Trois Points et Occurrence au cours de l’année 2014, soulignent toute la pertinence.