Comme à la pendule de la cuisine le temps avait pris un coquet retard et qu’à moins de remplacer les piles fatiguées par des en pleine forme il paraissait évident que ce laisser-aller ne pouvait qu’empirer au fil de la journée, j’ai décidé de mettre à profit cette défaillance mécanique et employer les heures ainsi rendues disponibles à quelque éblouissante futilité susceptible d’un instant m’alléger l’âme.
Despatin & Gobeli
C’est tous les jours comme ça
Entretien avec Pierre Auntin-Grenier
- Y a-t-il une vie avant l’écriture ? •Certes oui, au berceau puis en barboteuse et jusqu’à l’âge des baffes ; mais dès que j’ai été conscient de pouvoir éviter les coups, alors je m’en suis remis surtout à l’écriture pour parer au pire. Un refuge d’abord, une manière de répondre ensuite à la barbarie ambiante, à l’imbécillité aussi. Une saine respiration aujourd’hui qui me sert à maintenir intacte ma révolte, nourrit mes espérances et me garde d’un désespoir absolu.
Passe-moi la vitonnière
Dialogue avec Jean-Noël blanc
- Utiliser les niveaux de langue, c'est un outil pour l'écrivain ? •Oui, et un plaisir. La principale raison d'écrire, c'est de jouer et de faire jouer la langue. J'aime bien la définition donnée par Mozart : « Mon travail c'est de marier des notes qui s'aiment ». De la même façon, peindre c’est marier les formes, les couleurs. Au fond, toute création est un jeu avec une langue (musicale, picturale, littéraire…) donc avec ses niveaux d’existence. Ça m'ennuierait de ne pas profiter des bonheurs que les mots et les phrases permettent.
So short
Le petit cireur marche à ses côtés en lui montrant le cuir poussiéreux de ses chaussures. Paul dit non, no, não, — il regrette de ne pas porter des tongs ou des sandales comme tout le monde. Le môme tente de l’arrêter, s’accroche à sa jambe, parvient à lui plaquer sur la chaussure gauche une giclée de fiente verdâtre qu’il essaye en se dandinant d’étaler… Qu’est-ce qu’il a mis ? De la merde ou quoi ? Près d’eux un rire fuse…
Dialogue avec Jean-Louis Ughetto
Le désespoir des roses
L’autre jour, j’ai vendu ma mère. C’était au libre-marché des Saints-Sauveurs, celui qui est ouvert aux particuliers deux fois l’an dans toutes les grandes villes. J’ai préféré m’en charger moi-même, plutôt que d’en confier le soin à l’un des grands marchands. Ils parlent bien et d’abondance, mais ils n’ont aucune parole. Il ne faut pas croire, je l’aime ma mère, c’est ce que je lui ai dit – je t’aime maman, ne l’oublie pas –, mais il arrive un jour où l’on doit quitter ses parents et brûler tous ses maîtres. Mon père est mort depuis longtemps ; pour lui, la question ne s’est pas posée.
Dernier vol
Le songe de l’officier américain
L’événement aurait pu être banal s’il n’y avait pas la prophétie. Tout a commencé par un songe il y a longtemps, dans un autre lieu lointain. Dans le rêve il n’y avait ni visage ni grade comme si tout était vu de loin. La tête de l’officier américain surgissait au milieu des arbres, son allure rappelait celle des acteurs du cinéma des années cinquante.
Ao Dai
J’ai toujours voulu m’acheter un ao dai. Ces longues tuniques en soie fendues en bas, à manches longues et fermées en haut sur un côté. Elles rendent les Vietnamiennes si belles. Elles font d’elles des fleurs qui marchent. On prononce ao zaï. Je suis petite, brune, mince, un peu trop vive, peut-être. Un ao dai d’une couleur soutenue, rose ou vert par exemple, m’irait bien, à condition que je mesure mes gestes. Mais on n’en trouve pas à Hanoi. Les femmes ne les portent qu’aux enterrements, le jour du Têt ou au studio photo. Je parle du début des années quatre vingt. Les ao dai ont disparu des rues.
Les immigrés
Par miracle, il avait obtenu un visa ! Mais le miracle était la version officielle des choses, celle qu’il invoquait d’un air étonné quand on le questionnait. En fait, le vieux Mota'abi avait peiné toute une vie dans les couloirs administratifs, cherchant une oreille compréhensive, une main corruptible, pour arriver enfin à ce résultat. Il fit ses valises et ses adieux à tout le monde : il savait qu’il ne reviendrait probablement jamais. Le visa qu’il tenait en main ne mentionnait ni la durée du séjour ni sa nature. Mota’abi avait payé très cher cette omission bienveillante.
Silence humanité
Le Silence est invisible et personne ne sait où il prend sa source. C'est un ruisseau souterrain que personne n'a jamais vu mais que beaucoup entendent les lendemains d'orage. – La terre nous parle, disent alors les trois anciens qui écoutent le monde assis sur leurs pliants. — Et qu'est-ce qu'elle dit ? leur demandent les jeunes qui apparaissent toujours dès que les anciens prennent la parole.
Vue imprenable
Le paradis sur terre. Ils y étaient. Depuis la fin d’après-midi. Ils avaient roulé toute la journée, en pleine chaleur. La nuit brillait de fraîcheur. Les lumières de la raffinerie de La Mède frissonnaient autour de l’étang de Berre. Une ville où le carburant distillait ses effluves. Une horreur pour beaucoup.
Portrait avec guillotine
L’encre de Chine, noire, obscure, profonde, est un venin puissant, chargé des tanins toxiques des désirs dissimulés. Cependant, l’encre de Chine n’explique pas, elle indique à peine, dans la plénitude de sa perversité. Il doit néanmoins exister une manière d’inverser le processus, imaginons un lavis qui me guérirait de moi-même. Quelles sont les teintes qui me rendraient beau ? Je ne peux me résoudre aux mots seuls, ce serait de la magie, et pas de l’art. Faudrait-il alors chiner de belles phrases ? Ce ne serait alors que de la politique, l’art d’arranger les choses entre elles. Ou encore construire de belles images ?
Maurice Fombeure (1906-1981)
Systématiquement présenté avec le titre de poète, l’étiquette semble avoir relégué Maurice Fombeure à ce seul rôle de versificateur. Seyant sans doute, c’est un vêtement un peu étroit pour notre homme, né le 23 septembre 1906, à Jardres (Vienne), dont les proses remarquables ont toujours signalé un être sans chichis, reconnu par ses contemporains pour sa bonhomie et parfois même pour son allégresse.
Un bon feuilleton
Le Nouvelliste de Bordeaux et du Sud-Ouest publiait alors en feuilleton « Le Château hanté ». C’était un bon feuilleton où le baron de Cloarieu et son fidèle intendant Lionel protégeaient l’honneur et la vertu de la fille unique du baron, la chaste et tendre Evelyne. Evelyne possédait d’ailleurs toutes les qualités qu’on est en droit d’exiger de la jeune héroïne d’un feuilleton ; Lionel, toutes celles qu’on peut attendre du jeune homme sympathique et dévoué, etc. Et, grâce à l’amour qui fait si bien les choses, ils s’adoraient en secret.
Fascination pour l’Inde
On ne compte plus les écrivains que l’Inde a fascinés, en commençant bien entendu par Kipling. Le britannique Rudyard Kipling (1865-1936), né à Bombay, reste en Inde jusqu’à l'âge de six ans, époque où il est envoyé en Angleterre pour recevoir une éducation anglaise dans un pensionnat, comme c’était alors la règle. Mais les cinq années qu’il y passe sont marquées par une profonde détresse, comme en témoignent deux oeuvres postérieures, Stalky et Cie (1899) et Lumière qui s'éteint (1891).